Du 23 au 30 novembre 2008, le groupe de hardcore antifa russe What We Feel a tourné dans sept villes de France : Paris, Angers, Bordeaux, Limoges, Saint-Étienne, Dijon, Strasbourg. Le public est venu massivement au rendez-vous. La tournée a été un franc succès : les débats ont été très suivis et les compagnons antifascistes ont pu rapporter quelques milliers d’euros chez eux. La liste des militants assassinés en Russie n’en finit pas de s’allonger : en octobre et en janvier, ce sont encore deux d’entre eux qui sont morts sous les coups des néonazis. Au sommet de l’État russe, les fascistes jouissent toujours de la même impunité. Jusqu’à quand ?
Pouvez-vous nous expliquer ce que vous faites ici à Paris ? Et ce que vous faites actuellement en France et en Europe ?
Igor : en 2007, nous avons commencé à avoir des contacts avec des groupes antifascistes en Allemagne et ils ont organisé un festival pour nous : « Solidarity Tour for Russian Antifascists ». C’était une tournée de 16 concerts à travers l’Allemagne, et nous avons eu beaucoup de discussions, d’interviews, de tournages de vidéos avec des Allemands curieux du développement du nazisme et du mouvement néonazi en Russie. Ça a été une très bonne tournée. Du coup, on a fait une autre tournée en Allemagne en avril 2008, et en mai, nous avons organisé une tournée en Russie avec Stage Bottles, comme un échange, parce qu’ils nous ont aidés en Allemagne à organiser la tournée chez eux. C’était un voyage dangereux, mais nous nous sommes bien marrés, parce que nous étions une vingtaine de personnes, certaines venant aussi de France ou d’Allemagne. C’est comme ça que j’ai rencontré Géraldine, qui nous a proposé d’organiser le même type de tournée, mais en France. C’est pour ça que nous sommes ici pour présenter la scène hardcore antifasciste et pour discuter avec les gens concernés par le problème du fascisme et leur expliquer notre situation avec des informations de première main.
Tu as dit que la tournée en Russie a été dangereuse. Quelle est la situation chez vous ?
Igor : je pense que la plupart des gens savent que Padenona est une organisation qui dit qu’il faut tuer les antifascistes, et à Moscou, on a le parti officiel Padenona qui est très puissant et organisé. Ce sont des personnes plus âgées, impliquées dans le crime organisé, la vente de drogue, d’armes, et le marché noir. Nous avons commencé à penser à cette tournée il y a plus d’un an. Et quand nous avons vu que nous étions suffisamment forts pour l’organiser, avec le maximum de sécurité pour les musiciens allemands, le public russe qui vient au concert, nous l’avons lancée. Mais en réalité, chacun des concerts s’est fait sans aucune promotion bien sûr. Nous avons dû lancer des fausses informations, dire qu’il y avait dans ce club une sorte de disco ou techno party, alors que nous y organisions un concert avec Stage Bottles. À Moscou, au début de la tournée, lorsque nous sommes allés les chercher à l’aéroport, j’avais très peur, parce que j’ai eu des informations selon lesquelles Padenona connaissait les noms des organisateurs, de tous les clubs, parce que la scène antifasciste est assez grande, il y avait des centaines de personnes qui avaient ces informations. Mais en fin de compte, ils n’ont rien fait. Pas de problèmes, ni avec la police, ni avec les nazis, ça a été une des meilleures tournées que j’ai connues en Russie.
Tu veux nous présenter le hardcore antifasciste russe ? Est-ce que le hardcore est surtout antifasciste en Russie ? Ou apolitique ? Ici en France, la scène hardcore n’est pas très politisée, et quand elle l’est, c’est rarement du bon côté.
Igor : au début, la scène hardcore était apolitique, et pour être franc, il faut dire que tous les groupes avaient des liens avec les supporters de foot et les hooligans d’extrême droite, certains militants de groupuscules nazis, et c’était normal. C’était comme ça jusqu’en 2002-2003. En 2004, il y a eu des nouveaux groupes, avec des membres très jeunes, avec des idées antifascistes, et ensemble, nous avons créé une nouvelle scène. Maintenant, la plupart des groupes disent qu’ils sont antifascistes, parce que cette scène est devenue très puissante, et ils ont besoin d’en faire partie. Il y a certainement certains groupes qui ne sont pas heureux de devoir s’intégrer à la scène antifasciste, mais ils n’ont pas le choix. S’ils ne sont pas avec nous, ils ne jouent pas.
Jenia : il y a quelques groupes apolitiques, mais ils ne sont pas très populaires, parce que le public qui assiste en ce moment à ce genre de concert n’apprécie pas cette attitude. Et je pense que c’est une bonne chose.
Igor : avec nos amis, nous essayons toujours de séparer clairement la scène de droite et la scène de gauche. Parce qu’il nous paraît stupide que certains groupes puissent jouer un jour avec des groupes antifascistes, et un autre avec des groupes nazis. Il y a des groupes de hardcore avec des textes d’extrême droite, je n’aime pas ça, mais qu’ils restent dans leur scène, je les emmerde. Nous sommes tout à fait contre ça, on essaie de faire annuler leurs concerts, on ne veut pas qu’ils viennent dans la scène hardcore normale. Mais il y a quatre ou cinq ans, la situation était complètement stupide. C’était un mélange bizarre. Maintenant, on pense davantage comme on le fait en Europe.
Y a-t-il d’autres styles musicaux qui sont antifascistes ou n’y a-t-il que le hardcore ?
Igor : il y a bien sûr la Oi !, et depuis deux ans, il y a pas mal de groupes Oi ! Intéressants qui sont apparus, même si ce n’est pas mon style de musique préféré pour parler franchement. Mais ce sont des gens bien, et nous avons de bonnes relations avec ces mouvements, les Sharps, et le RASH. Et bien sûr, si dans quelques villes ils montent leurs propres lieux et leurs propres groupes, c’est très bien. Un autre style, c’est le punk rock. Il y a une frange du punk rock qui est apolitique, il y a des nazis punks aussi, mais la plupart des groupes partagent notre point de vue. Le problème, c’est que les anciens et grands groupes punks, ceux qui remplissent les stades, sont très commerciaux. Ils ne s’intéressent pas à tout ça. Pour eux, ce n’est pas un problème de jouer devant n’importe quel public. Il n’y a qu’un seul groupe, The Stamper, qui disent quand ils sont sur scène qu’ils ne veulent pas voir de nazis, et qu’ils doivent rentrer chez eux.
Pouvez-vous nous parler de votre groupe ? De son histoire ?
Igor : au milieu de l’année 2005, je me suis dit que nous avions besoin un groupe de hardcore pour exprimer notre point de vue à un public plus large. À l’époque, notre scène était vraiment très underground. 30 à 40 personnes par concert, des enregistrements de mauvaise qualité. Je rêvais de monter un groupe que les personnes issues de n’importe quelle subculture pourraient apprécier en écoutant un CD, en téléchargeant un mp3 et en lisant les textes. J’ai donc invité quelques amis, qui ne se connaissaient pas entre eux, et nous avons commencé en novembre 2005.
Jenia : ce qui est drôle, c’est que nous jouions chacun des styles de musique très différents. Igor jouait du punk rock, Dimo du pop punk, Bob, notre chanteur, avait chanté dans un groupe de black metal quand il était à l’école, et moi je jouais du death metal ou du black metal. Mais on a fait du hardcore.
Igor : on a des visions musicales très différentes, mais aussi différentes visions de la vie. Je ne sais pas comment décrire ça, c’est comme de la magie. Quand je suis venu à la première répétition, je me suis dit : « Peut-être que ça peut marcher. » C’est comme ça qu’on a fait notre premier album, qu’on l’a fait nous-mêmes, sans aucune aide, ni d’un label DIY ou commercial. On a mis notre propre argent pour enregistrer, et on a vendu tout nous-mêmes, que ce soit grâce à des amis, à des distributions DIY. Après quelques mois, on avait vendu 700 CDs. Un matin, je me suis dit qu’on était connus, parce qu’on avait 300 à 400 personnes à chaque concert à Moscou. Mais Moscou, c’est 15 ou 16 millions de personnes. On a commencé avec 20 copains. On est un grand groupe dans notre communauté.
Jenia : on se réveille un jour, et on se dit que ça marche. Et c’est bien. Personnellement, j’aime bien What we feel avant tout parce que nous sommes des amis. Et le groupe est l’expression de ce que nous sommes. Et c’est bien que nous soyons encore des amis après autant de tournées et de concerts. Je pense que je devrais les haïr, mais je les aime.
Igor : nous avons vécu des moments difficiles ensemble, comme lorsqu’il y a eu cet assassinat juste avant un concert. Ce Sasha, il venait au concert, il sortait de la station de métro qui est à 100 mètres du club. Près de la sortie, il a été attrapé par sept nazis, a reçu 25 coups de couteau, puis est mort de ses blessures avant que l’ambulance arrive. Et on a tout vu de nos yeux. Nous sommes sortis du club et il était déjà mort. Pour moi, ça a été le plus grand choc. Jusqu’à ce moment-là, je ne croyais pas que c’étaient des choses aussi sérieuses. Il y avait des grosses bagarres, avec la police ou avec des services de sécurité, mais je ne pouvais imaginer que quelqu’un pouvait attraper un jeune de 19 ans, tout maigre, et le massacrer. Pour moi, on jouait de la musique, on essayait de faire en sorte que tout se passe sans violence pour les gens qui venaient au concert. Puis on se retrouve avec un cadavre. Ce n’était pas un ami proche, mais on le connaissait parce qu’il venait à chacun de nos concerts. Quand on a répété après ça, on s’est demandé si ce qu’on faisait était trop fort. Il fallait qu’on s’assoie, et qu’on réfléchisse pour savoir si on continuait ou si on se séparait. Parce que c’est trop chaud. Et on a décidé de continuer. Ça a été la première pierre de notre amitié.
Est-ce que vous êtes actifs en parallèle à la musique ? Dans des mouvements antifascistes ? Organisez-vous des actions antifascistes autres que des concerts ?
Igor : on peut parler de notre chanteur, c’était et c’est toujours un street warrior , membre du gang. Pas moi, je n’ai jamais participé à une grosse bagarre, parce que je ne suis pas suffisamment fort. Mais j’ai organisé des centaines de concerts à travers la Russie. Et je pense que chacun doit faire ce dont il est capable. Certains peuvent créer des sites Internet, d’autres peuvent écrire des articles, d’autres font de la musique, certains se battent dans la rue. Nous participons tous à une même démarche. Dans notre groupe, seules deux personnes participent à des actions antifascistes. Nous sommes bien sûr là pour les aider, et j’ai de bonnes relations avec les meneurs des gangs antifas en Russie, en Ukraine et en Biélorussie. Bien sûr, ils savent se battre dans la rue, mais ils ont besoin de personnes pour organiser des concerts de soutien et des choses comme ça. Je les aime bien, j’ai beaucoup d’amis dans la communauté militante antifasciste, mais je ne suis pas membre d’un gang.
Avez-vous des relations avec des mouvements politiques ou syndicaux ?
On en a parlé pendant le débat, mais le problème, c’est qu’il n’y a aucun parti politique en Russie qui s’intéresse à nos problèmes. Les partis ne sont intéressés que par l’argent, et par la corruption. Ils veulent pouvoir vendre du pétrole et du gaz à l’Europe, et rien d’autre ne les intéresse. Ils ne s’intéressent pas à la guerre des rues, aux morts, aux pauvres, aux problèmes sociaux. Nous n’avons pas autant de partis qu’en Europe, comme les partis écologistes, les partis d’extrême gauche. En Russie, le communisme, c’est du bluff. Notre plus grand parti communiste, Generatia, est le même que celui qui était au pouvoir du temps de l’Union Soviétique, et les autres, c’est du bluff. Ce n’est rien, ça n’existe que pour obtenir un peu d’argent du gouvernement pour s’acheter des nouvelles voitures. Nous n’avons rien à attendre d’eux. Il y a bien des organisations de défense des droits de l’homme, mais le problème est que les personnes qui travaillent pour elles sont vraiment âgées. Il y a un trop grand écart entre elles et nous. Le problème, c’est qu’ils ne nous comprennent pas. Ils nous voient comme des gens issus de la culture alternative, écoutant de la musique bruyante et se battant dans les rues. C’est très difficile de communiquer, mais il y en a quelques-uns que nous respectons et avec lesquels nous avons de bonnes relations. Nous travaillons ensemble si quelqu’un se fait arrêter et qu’on a des problèmes avec la loi. Parce que bien sûr les personnes qui travaillent dans les organisations de défense des droits de l’homme sont plus expérimentées lorsqu’il s’agit de parler avec la police, avec la justice.
Quand nous avons fait la brochure à propos de la situation en Russie, nous avons eu des contacts avec les gens d’Aftonom. Vous les connaissez, vous travaillez avec eux ?
Igor : notre communauté, notre scène à Moscou, est un conglomérat de personnes vraiment différentes, anarchistes, pop punks, militants, ou d’autres personnes qui tout simplement n’aiment pas les nazis. Oui, je connais pas mal de monde d’Aftonom, on a des relations, mais je ne suis pas anarchiste. Ils ont leur propre point de vue. Notre communauté est composée de personnes très différentes. Une seule chose nous unit. Nous sommes tous contre les nazis, et nous sommes tous en danger. Quand tu es toujours en danger et que tu passes beaucoup de temps avec des personnes qui sont aussi en danger, cela crée une sorte de fraternité. Ils font un magazine, beaucoup de choses contre l’énergie nucléaire, contre la violence policière. Ils font beaucoup de bonnes choses. Ils ne s’intéressent pas vraiment à notre scène et à notre musique. Nous sommes d’abord des musiciens, eux s’intéressent d’abord à la politique. Nous nous intéressons surtout à la scène.
Un dernier mot ?
Igor : je voudrais remercier tout le monde ici, et en particulier Géraldine. Merci pour ce soutien, merci aux Suisses aussi. Ce n’est pas notre première visite en Europe, mais c’est la première en France, et vous avez fait un très bon boulot. J’ai compris ça quand vous avez lancé l’invitation, et que tout a été réglé en une journée. En général, les gens avec lesquels on travaille sont plus lents. Merci de votre soutien et de votre intérêt.
Jenia : merci, c’est une des meilleures organisations de tournée que nous avons eue. En Europe, c’est la meilleure en tout cas. J’ai été très étonné qu’autant de personnes soient venues voir les films et assister au débat. La discussion était très intéressante. J’ai été presque choqué, parce que cette fois-ci en Allemagne, je n’ai pas senti qu’il y avait autant de connexion entre le public et nous. Je l’ai trouvé beaucoup plus intéressé aujourd’hui. C’est un plaisir que de jouer pour un public comme celui-là. Merci de tout ce que vous avez fait pour nous, et pour tout ce que vous faites ici pour le mouvement et cette culture.
Interview : Fred et SB.
Traduction : Fred.
Source : Barricata
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