À l’appel du Collectif Antifasciste Paris-Banlieue, (CAPAB),
de l’Action Antifasciste Paris-BAnlieue (AFA), du Collectif antifasciste
du XVIIIe, de La Horde et de Sud Étudiant, une manifestation aura lieu à partir de 10h30 au départ de la Fontaine Saint-Michel, avec comme mot d’ordre « L’extrême droite, on l’élimine ou en crève ». Et, comme tous les ans, à 11h00, au Pont du Carrousel, un rassemblement en hommage à Brahim Bouarram sera rendu par d’autres associations. Pierre Tévanian, dans l’ouvrage Le Racisme républicain (éd. L’Esprit frappeur), analysait ainsi le silence assourdissant qui régnait autour de la commémoration de ce crime raciste :
Le 1er mai 1995, des skinheads participant à un cortège du Front
National tuent un jeune marocain, Brahim Bouarram, en le poussant dans
la Seine.
Huit jours plus tard, Jacques Chirac est élu président de la
République, et l’éditorialiste politique de France 2, Alain Duhamel,
fait ce commentaire :
« La campagne électorale a été adulte et civilisée : il n’y a pas eu de sang, il n’y a pas eu de mort ».
Cette campagne civilisée s’était ouverte, le 21 février 1995, par le
meurtre d’un jeune Français d’origine comorienne : Ibrahim Ali, abattu
d’une balle dans le dos par un colleur d’affiche du Front national.
Plus de trente ans auparavant, le 13 février 1962, huit manifestants
communistes sont tués par la police parisienne. Le journal Le Monde
parle du « plus sanglant affrontement entre policiers et manifestants
depuis février 1934″.
Pourtant, quelques semaines auparavant, le 17 octobre 1961, la police
parisienne massacrait par dizaines voire par centaines des Algériens
qui manifestaient pacifiquement contre un couvre-feu discriminatoire.
Rappelons qu’en février 1934, la répression d’une violente manifestation d’extrême droite avait fait une dizaine de morts.
En octobre 1961, bien entendu, la connaissance exacte et exhaustive
des faits n’est pas accessible. Mais la presse ne peut pas ne pas
soupçonner que beaucoup plus de dix personnes ont été tuées [1]. Le
journaliste qui compare Février 1962 à février 1934 en oubliant octobre
1961 fait donc comme si plusieurs dizaines d’Algériens valaient moins
qu’une dizaine de Français – les huit communistes de Charonne ou les dix
fascistes de février 1934.
En mai 1995, le commentateur qui affirme qu’il n’y a pas eu de mort
ni de sang versé parle bien entendu au sens figuré. Il veut dire que les
mots échangés par Lionel Jospin et Jacques Chirac durant la campagne
électorale ont été courtois, qu’il n’y a eu entre eux ni injures ni
invectives. Il reste que, pour parler ainsi de morts et de sang, et pour
dire qu’il n’y en a pas eu, il faut que le commentateur ait oublié, ou
mis de côté, ou en tout cas qu’il ait tenu pour rien la mort réelle et
le sang réel d’Ibrahim Ali et de Brahim Bouarram.
On peut donc poser l’hypothèse qu’il y a, aux yeux de certains, des
vies moins importantes que d’autres. Et que, quelle que soit la
singularité de chaque situation, à des époques différentes, sous des
modalités différentes, Brahim Bouarram, Ibrahim Ali et les dizaines de
victimes d’octobre 1961 ont en commun d’avoir été des corps sans
importance [2].
Des corps sans importance
Ou encore, pour emprunter un concept de Sidi Mohammed Barkat : des
corps d’exception. En effet, si la haine a pu se déchaîner à ce point,
dans un espace démocratique comme la France métropolitaine de 1961 [3],
qui ne pratique plus la répression sanglante depuis la fin de la
Commune, c’est parce que les Algériens sont à l’époque considérés comme
des exceptions dans le genre humain, n’en faisant pas vraiment partie –
donc comme des êtres à qui ne s’appliquent pas les Droits de l’homme
[4].
En tant que corps d’exception, les Algériens (alors appelés « FMA »,
« Français Musulmans d’Algérie ») sont perçus comme des êtres
infra-humains, ou pas tout à fait humains, donc comme des êtres dont la
mort n’importe pas – ou pas autant que celle d’un « Français de
souche ». Ils sont aussi perçus comme des êtres louches et inquiétants,
violents par nature – donc des êtres qu’on a plus facilement le droit de
tuer. Leur simple existence, ou du moins leur visibilité dans une
manifestation politique apparaît comme un danger, voire comme une
agression insupportable : l’exécution sommaire devient donc un acte de
« légitime défense de l’homme digne d’avoir des droits ».
Ce qu’a bien montré Sidi Mohammed Barkat, et qui importe au plus haut
point, c’est que l’image du corps d’exception est une production : s’il
a suffi de trois journées pour que deux cent personnes soient
assassinées, il a fallu en revanche un siècle pour qu’auparavant, ces
personnes deviennent assassinables. Un siècle de production et de
transmission de l’image du corps d’exception.
Cette image a été produite et transmise de génération en génération
par les « propos de table », la littérature et le cinéma, mais aussi par
les livres pour enfants, l’école et le discours scientifique [5]. Elle
est enfin, dans une très large mesure, une production juridique : les
statuts spéciaux fabriqués sur mesure pour le colonisé algérien ont
habitué les esprits à penser qu’il était normal de soumettre le
maghrébin à un traitement spécial. Par exemple, en instaurant la
responsabilité collective, la Justice a accrédité et transmis l’idée que
les Arabes sont tous les mêmes. Et le système électoral du double
collège » et en donnant près de dix fois plus de poids à une voix de
colon qu’à une voix de « FMA », a transmis l’idée qu’un « blanc » vaut
dix Maghrébins. Cette idée a aussi été transmise par l’habitude de tuer
dix prisonniers algériens lorsqu’un soldat ou un policier français était
tué.
Si l’absence d’octobre 1961 dans la presse et dans les manuels est si
grave, c’est que l’occultation des événements est la continuation de
cette production du corps d’exception. En effet, en commémorant les
morts de la Commune ou ceux de Charonne tout en oubliant ceux d’octobre
1961, les institutions et les organisations de gauche ont continué de
transmettre l’idée – ou plutôt le sentiment confus – que certains crimes
sont plus graves que d’autres, que certaines vies valent plus que
d’autres, et que deux cent morts maghrébins, cela ne compte pas.
Aujourd’hui, cette idée est toujours dominante – quelles que soient
les avancées qui ont pu avoir lieu ces dernières années. Il n’est donc
pas étonnant que, depuis 1961, les représentations n’aient pas beaucoup
changé, et que la crise économique ait servi aussi facilement de
prétexte à la réactivation d’un profond racisme anti-maghrébin. Il n’est
hélas pas étonnant qu’un Marocain et un Français d’origine comorienne,
tous les deux basanés et présumés musulmans comme l’étaient les « FMA »,
aient connu, trente-cinq ans après, un sort analogue.
Il n’est pas étonnant, enfin, que le commentateur de France 2 ait
oublié si vite ces deux corps sans importance, comme son confrère du
Monde, trente-cinq ans plus tôt, avait oublié plusieurs dizaines de
Maghrébins. Ce genre d’omission durera tant qu’octobre 1961 ne fera pas
partie de la mémoire officielle, celle des programmes scolaires, des
monuments et des commémorations. Seule une réforme profonde de la
mémoire collective pourra rendre les élites, et plus largement
l’ensemble de la société française, perméables à cette vérité qui paraît
simple à comprendre mais que nous n’avons jamais vraiment apprise : une
vie « algérienne », « marocaine », « franco-comorienne » ou
« musulmane », vaut autant que n’importe quelle vie française, et que
toute vie humaine.
Tant que ce travail ne sera pas fait à grande échelle, il faudra s’attendre à affronter le même type d’exactions.
Source : La horde
Pour voir la vidéo de cet hommage c'est là : http://lahorde.samizdat.net/2014/05/05/compte-rendu-de-lhommage-a-brahim-bourram-video/
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