Ceux qui étaient présents hier soir lors de la manifestation l’ont
probablement reçue. Pour les autres, voici la brochure sortie par le
RAGE pour l’occasion:
Elle comporte un rappel des faits ainsi qu’un texte inédit, que nous reproduisons ici.
Rappel des faits
Dans
les années 1920-1930, Genève est une ville où les luttes politiques et
syndicales sont intenses. Beaucoup de journaux partisans sont vendus,
notamment dans les Rues Basses, ce qui donne lieu à des combats de rue
entre les différents groupes politiques. Avec la crise, la classe
ouvrière s’enfonce encore davantage dans la misère. Le chômage est
important, et peu de sans-emplois bénéficient d’une aide.
Comme
dans les pays voisins, l’extrême-droite locale se renouvelle et l’Union
Nationale (UN), devient une force politique qui compte. Les
manifestations et les meetings de l’UN sont encadrées par un service
d’ordre en uniforme, dont tous les membres sont officiers ou soldats.
Le
début des années 1930 est marqué par le scandale de la Banque de
Genève, dénoncé par le Parti Socialiste. Le climat politique est tendu,
la violence verbale et la confrontation physique atteignent un niveau
que les socialistes et autres bureaucrates d’aujourd’hui n’ont jamais
connu.
L’UN
décide d’organiser pour le 9 novembre 1932 une « mise en accusation
publique des sieurs Nicole et Dicker », leaders du PS genevois, à la
salle communale de Plainpalais. Devant cette provocation, le parti
demande l’annulation du meeting et, dans le cas où celui-ci serait
maintenu, décline toute responsabilité quant à ce qui pourrait se
produire. Le Conseil d’État maintient l’autorisation du meeting
fasciste.
Dans
le Le Travail du 8 novembre, le parti socialiste demande « à toute la
classe travailleuse genevoise de participer à une manifestation le
mercredi soir 9 novembre, à la salle communale de Plainpalais ».
Le
9 au matin, Frédéric Martin, chef du Département de Justice et Police
du Canton de Genève, demande au Département militaire fédéral la mise à
disposition, pour un service d’ordre, de l’école de recrues III/1 qui se
trouve en service à Lausanne. Le Conseil fédéral accepte.
On
informe les soldats que « la Révolution a éclaté » à Genève. Quatre
d’entre eux refusent d’obéir et sont immédiatement mis aux arrêts. Sous
le commandement du colonel Lederrey, le reste de la troupe (30
officiers, 576 sous-officiers et soldats), arrive à Genève dans
l’après-midi.
Dès
17h, la police entoure la salle communale avec des barrages. Les
socialistes veulent y entrer en masse pour demander un débat
contradictoire et chahuter si ça ne fonctionne pas. Mais ça ne marche
pas, les barrages retiennent dehors tous les manifestantEs. La masse
grossit : socialistes, communistes et anarchistes organisent la
contre-manifestation antifasciste.
Vers
20h30, la foule charge un barrage et la police fait reculer les
manifestants à coups de plat de sabre. Frédéric Martin se trouve alors
au poste de police de la rue de Carouge et ordonne d’appeler l’armée.
A
21h15, une première colonne de soldats quitte la caserne du boulevard
Carl-Vogt et se dirige vers le boulevard du Pont d’Arve et la rue de
Carouge.
Sur
le chemin pour rejoindre les barrages de la rue de Carouge, les soldats
se retrouvent isolés et la foule les accueille à coups d’injures et de
crachats pour les uns, les autres sont désarmés et leurs fusils cassés
sur le trottoir. Les manifestants les appellent à se mutiner et leur
lieutenant, Burnat, se reçoit quelques bonnes gifles dans la gueule. Les
soldats essuient des jets des cailloux.
Le
major Perret appelle immédiatement des renforts. Le lieutenant Burnat
fait signe à ses hommes de se replier et demande l’autorisation de tirer
au major Perret, qui lui ordonne d’attendre. Burnat réitère sa demande
et, après un moment, Perret donne l’ordre.
A
21h34, la soldatesque tire sur la foule après avoir fait une sommation
dont personne ne comprit le signal. On compte dix morts et soixante-cinq
blessés dont trois mourront dans les jours suivants.
Le
lendemain, le socialiste Léon Nicole est arrêté et l’anarchiste Lucien
Tronchet est recherché. Pour la droite, la responsabilité incombe à ce
premier et à son parti, qui ont perturbé l’ordre public.
Dix-huit
militants et responsables des partis de gauche sont inculpés. Sept sont
condamnés jusqu’à 6 mois de prison. Le conseiller d’État Frédéric
Martin et les officiers qui ont donné l’ordre de tirer n’ont jamais été
inquiétés.
Les
syndicats genevois votent la grève le 11 novembre, à partir du 12 pour
une durée de 24 heures. Le parti communiste genevois appelle, lui, à une
grève politique de masse, mais l’Union syndicale suisse boycotte
l’appel. L’Union des syndicats du canton de Genève donne l’ordre de ne
pas manifester dans la rue. Genève se trouve en état de siège, des
mitraillettes sont installées à certains croisements. Le code pénal
militaire est élargi aux civils hostiles. Toutes les manifestations sont
interdites et le nombre de soldats déployés atteint 4’000 le samedi 12.
Le commandement de la troupe est placé sous direction des autorités
fédérales.
A
Berne, à Zurich et à Lausanne, des manifestation de soutien ont lieu.
Partout en suisse les flics et l’Etat sont sur leurs dents.
Des milliers de personnes assistent aux funérailles de victimes.
Ni amnésie, ni résignation, ni collaboration
Aujourd’hui,
le mémorial du 9 novembre 1932 est institutionnalisé comme un
rendez-vous annuel de la gauche parlementaire, qui y voit une occasion
de plus de tenir une tribune politique. Vieux trotskistes comme
socialistes gauche-caviar, tous s’y succèdent pour dénoncer les
atrocités de cette mise à mort de leurs camarades et verser une larme
qui ne peut que faire bon effet dans leurs campagnes pour les élections.
La gauche les glorifie une fois par année, pour le coté « romantisme
révolutionnaire ». Ces mêmes politiciens qui tiennent le crachoir à coté
de la Pierre, que diraient-ils aujourd’hui d’antifascistes prêts à se
montrer violents pour perturber un meeting d’extrême-droite ?
Quand
il s’agit de récupérer les mouvements révolutionnaires passés, on n’en
est jamais à une contradiction près. Car le passé en tant que tel n’a
aucun potentiel subversif dans la mesure où il peut être récupéré comme
bon leur semble. Les fusillés du 9 novembre 1932 étaient plus radicaux,
plus violents (pour reprendre le champs lexical de la gauche
actuelle) ? Il n’y a qu’à prétendre que c’était un autre contexte, moins
démocratique, et que maintenant la seule lutte envisageable se fait à
coups de référendums et de votations. Il n’y a qu’à créer un
argumentaire victimaire avec pour slogan « plus jamais ça », sans
évoquer ni la lutte, ni les idées, ni les pratiques des camarades du
début du siècle passé. L’important, pour les partisans de la
pacification sociale, c’est qu’ils soient des martyrs, pas des
activistes… A Paris, n’a-t-on pas même des rues Auguste Blanqui, Louise
Michel, Commune de Paris, alors qu’il s’agissait de révolutionnaires
appelant ouvertement à prendre les armes contre l’Etat et la
bourgeoisie ?
Nous
refusons de faire de ce rouage de la mémoire collective une kermesse
dépolitisée dont le seul intérêt est de boire du vin chaud en mangeant
des saucisses. Nous voulons lui rendre son caractère subversif. Sans
bien sûr prétendre que le contexte politique et socioéconomique n’a pas
changé depuis les années trente, nous constatons qu’aujourd’hui, les
raisons de se battre ne manquent pas. Et si nous sortons dans la rue en
ce soir de novembre, c’est moins pour pleurer sur des camarades fusillés
que pour reprendre leur flambeau et nous attaquer à ce système qui nous
oppresse.
Contre le fascisme institutionnel et le racisme
Contre
un fascisme latent mais bien réel, qui se traduit par une dérive de la
société toute entière vers dans un délire ultra-sécuritaire, une
surveillance accrue de la population (biométrie, ADN, vidéosurveillance)
et une obsession du maintien de l’ordre (par exemple le récent
durcissement du droit de manifester à Genève). Face aux inquiétudes
suscitées par la crise, des idées nauséabondes d’en revenir à un ordre traditionnel
ressurgissent, avec tout ce qu’elles ont de plus fascisant :
homophobie, sexisme, normes sociales rigides d’où rien ne doit dépasser,
nationalisme…
Parallèlement,
on assiste à une aggravation de la situation des migrants à tous les
niveaux : durcissement répétés de lois sur l’asile, restrictions du
droit de travailler pour les étudiants étrangers, projets de
construction de nouveaux centres de rétentions administratifs,
islamophobie, xénophobie de plus en plus décomplexée des politiciens… Le
racisme n’est pas l’apanage des paysans de Suisse profonde, comme on en
voit trop souvent la caricature ; il est institutionnel.
Si
la réponse des politiques à la crise actuelle (et la gauche y contribue
avec enthousiasme) est de l’ordre des restrictions de nos libertés et
de l’instauration d’une ambiance malsaine entre suisses et non-suisses,
c’est qu’on est en fin de compte pas si éloignés des années 30 que ce
que l’on voudrait nous faire croire.
Contre un Etat qui tue, hier comme aujourd’hui
Aujourd’hui
encore, l’Etat tue, en Suisse comme ailleurs. Par les balles de la
police .On se souviendra de Carlo Giuliani, abattu par une balle durant
l’anti G8 à Gênes en 2001, ou d’Alexis Grigoropoulos, assassiné de la
même manière par un flic grec en 2008. En Suisse, en 2010, c’est le
jeune Umüt qui sera exécuté au fusil mitrailleur par les flics après une
course-poursuite sur l’autoroute, parce qu’il avait volé une voiture.
Combien de migrants sont morts durant leurs déportations forcées par des
« vols spéciaux » ? Combien de morts dans les prisons Suisses ? Une
pensée pour Skander Vogt qui, en 2010, mettra feu à son matelas pour
protester contre ses conditions de détention à la prison de Bochuz (VD)
et que les matons et les flics laisseront crever d’asphyxie en rigolant.
Tous
ces meurtres sont imputables à l’Etat. Peut-être moins spectaculaires,
moins romantiques, moins aptes à figurer sur les feuilles de chou des
trotskistes, c’est certain. Mais pas moins graves. Et surtout, ces
exécutions n’ont pas eu lieu il y a 80 ans. En 1932, des recrues
tiraient sur une foule de manifestants. En 2012, l’Etat n’a pas besoin
de l’armée pour se salir les mains. Enfin, ceux qui n’ont pas la mémoire
trop courte se rappelleront de la découverte en 1990 d’une armée
secrète « P-26 », destinée à éliminer des ennemis intérieurs, en cas de
révolte sociale risquant de mener la suisse au socialisme. Ennemis
intérieurs dont la liste était déjà établie…
Il
est peut-être temps de se rendre compte qu’on a l’air un peu stupides,
avec notre « plus jamais ça ». Hier comme aujourd’hui, l’Etat n’a pas
d’autre but que de garantir le maintien du système capitaliste et des
privilèges de la classe dominante, et ce à plus ou moins n’importe quel
prix.
La
mémoire est un rouage important des luttes, à condition de ne pas
considérer le passé comme une image figée propre aux fantasmes stériles
et à la récupération, mais comme un héritage à prendre en considération
et à perpétuer. Syndicalistes et bureaucrates politiques, au lieu de
paniquer à l’idée que d’hypothétiques éléments perturbateurs ne
se joignent à leur chère manifestation annuelle, feraient mieux de
s’inquiéterde la démence de cette société dont ils participent à la
gestion.
Ceux
qui pensent encore que la démocratie suisse nous fournit des armes
adaptées pour notre émancipation se trouvent du mauvais coté de la
barricade. La gauche voudrait nous voir rentrer dans le moule de la
bien-pensance citoyenne (« ne vous révoltez pas, votez ! ») pour
maintenir la paix sociale et étouffer tout espoir de voir ce monde
changer, assurant au capitalisme un avenir radieux.
Mais nous sommes irrécupérables.
La rage au coeur, la lutte continue !
Réseau Antifasciste Genève
Novembre 2012
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