26/07/2010

Prostitution : liberté sexuelle ou liberté de consommer du sexe ?

Depuis des siè­cles, la pros­ti­tu­tion est l’un des piliers fon­da­men­taux de la domi­na­tion mas­cu­line. A pré­sent, même si les per­son­nes pros­ti­tuées ne sont pas toutes des femmes, elles s’iden­ti­fient rare­ment comme appar­te­nant à une caté­go­rie iden­ti­taire de genre mas­cu­lin. Ce qui n’est pas le cas de la clien­tèle. La pros­ti­tu­tion ali­mente le mythe d’un « besoin sexuel » supé­rieur chez les hommes et celui d’une véna­lité « natu­relle » chez les femmes qui ne consen­ti­raient que dans le cadre d’un échange pour obte­nir autre chose qu’un rap­port sexuel.

Selon les sché­mas du patriar­cat, un homme se défi­nit par lui-même, sa sexua­lité n’aura pas d’inci­dence majeure sur son iden­tité, par contre une femme est défi­nie par rap­port aux hommes, et de sa sexua­lité décou­lera l’iden­tité que la société lui attri­buera. Cela se confirme, entre autre, par l’obser­va­tion des habi­tu­des lan­ga­giè­res. Par exem­ple, l’usage quo­ti­dien et admi­nis­tra­tif impo­sant le qua­li­fi­ca­tif intru­sif et infan­ti­li­sant du terme « made­moi­selle » aux femmes céli­ba­tai­res (ou sup­po­sées l’être) ainsi qu’aux peti­tes filles induit l’idée selon laquelle l’inti­mité d’une humaine doit être étalée sur la place publi­que. De même, cer­tai­nes admi­nis­tra­tions attri­buent d’office à une femme mariée le nom de son époux même lorsqu’il appa­raît clai­re­ment qu’elle ne l’a pas choisi, et fei­gnent d’igno­rer qu’un homme marié peut porter le nom de son épouse.

Sous l’Antiquité à Rome et en Grèce, la pros­ti­tu­tion était encou­ra­gée pour pré­ser­ver la famille patriar­cale. Le sys­tème patriar­cal cons­truit, pour se péren­ni­ser, des car­cans iden­ti­tai­res aux­quels les femmes doi­vent se confor­mer. Ils se divi­sent en deux gran­des caté­go­ries : la femme « puri­fiée » qui appar­tient à un seul homme, est lavée de son « impu­reté ori­gi­nelle » en accé­dant au rôle sacra­lisé de « la mère qui enfante dans la dou­leur » (ex : la ména­gère fidèle dont la sexua­lité est niée à l’image de la « vierge » marie), et celle qui est « impure », appar­tient à tous les hommes et sert de récep­ta­cle aux « pul­sions sexuel­les » des domi­nants afin de pré­ser­ver la « vertu » de l’autre femme (la pros­ti­tuée qui n’existe qu’à tra­vers une sexua­lité dont elle est dépos­sé­dée).

Objets sacra­lisé ou méprisé, on les oppose alors qu’elles sont les deux facet­tes de la même femme alié­na­ble ou alié­née, jamais pro­prié­taire d’elle même. Il existe de mul­ti­ples formes de rela­tions pros­ti­tu­tion­nel­les qui ne sont pas reconnues comme telles (ex : dépen­dance économique et « devoir conju­gal » des « femmes au foyer »). La pros­ti­tu­tion par­ti­cipe à leur main­tien au tra­vers des repré­sen­ta­tions qu’elle véhi­cule par sa simple exis­tence. Elle encou­rage la volonté de toute puis­sance des indi­vi­dus qui pré­fè­rent payer plutôt que pren­dre le risque de vivre des rela­tions sexuel­les égalitaires. « Mais ce qu’ils achè­tent, en un sens, c’est le pou­voir. Nous sommes cen­sées nous confor­mer à leur bon plai­sir. Ils nous dic­tent leur volonté et nous, nous devons leur plaire, obéir à leurs ordres. Même dans le cas des maso­chis­tes, qui aiment obéir, c’est encore sur leur ordre à eux que nous les com­man­dons. La pros­ti­tu­tion rabaisse non seu­le­ment les femmes, mais aussi le sexe... oui, elle rabaisse le sexe.[...] il y a dans la pros­ti­tu­tion une indi­gnité par­ti­cu­lière, comme si le sexe était une chose sale et que les hommes ne pou­vaient en jouir qu’avec quelqu’un de bas. Ça impli­que une espèce de mépris, de dédain, et une sorte de triom­phe sur un autre être humain. » [1]

Dès le Moyen Âge, l’Eglise est favo­ra­ble à la pros­ti­tu­tion. « « Supprimez les pros­ti­tuées, disait saint Augustin, vous trou­ble­rez la société par le liber­ti­nage. » Et plus tard saint Thomas [...] déclare : « Retranchez les femmes publi­ques du sein de la société, la débau­che la trou­blera par des désor­dres de tous genre. Les pros­ti­tuées sont dans une cité ce qu’est le cloa­que dans un palais : sup­pri­mez le cloa­que, le palais devien­dra un lieu mal­pro­pre et infect. » » [2]. « Et Mandeville dans un ouvrage qui fit du bruit : « Il est évident qu’il existe une néces­sité de sacri­fier une partie des femmes pour conser­ver l’autre et pour pré­ve­nir une saleté d’une nature plus repous­sante. » » [3].

« A mon avis, la convic­tion que les femmes sont sales, que les orga­nes géni­taux sont sales, nous colle vrai­ment à la peau. Si je n’aime pas qu’un type me jouisse dessus, je croie que c’est pour ça. Parce que je me trouve sale. Je n’aime pas ça parce que j’ai l’impres­sion que je suis sale... et qu’eux ne le sont pas. Peut-être qu’eux, ça les lave. Le fait qu’on se croie sale est très impor­tant. » [4]. Il est donc clair qu’en réa­lité, l’idéo­lo­gie puri­taine rejette la liberté sexuelle et non la pros­ti­tu­tion car cette der­nière lui sert d’exu­toire. Les puri­tain-e-s ont inté­rêt à entre­te­nir la confu­sion entre les deux pour occulter l’exis­tence poten­tielle ou vécue d’une jouis­sance ina­lié­na­ble.

On peut cons­ta­ter que l’Eglise a réussi son entre­prise de condi­tion­ne­ment mental dura­ble et pro­fond car la pros­ti­tu­tion rem­plit tou­jours son rôle de force de répres­sion contre la libé­ra­tion des per­son­nes domi­nées en impo­sant l’image d’une véna­lité « natu­relle » et le sen­ti­ment de culpa­bi­lité dans leur sexua­lité. « L’une des pires choses, c’est de faire sem­blant. Il fal­lait mimer l’orgasme. Les hommes l’atten­dent parce que c’est la preuve de leur viri­lité.C’est une des pires choses. Ça, c’est vrai­ment se conduire en putain, cette mal­hon­nê­teté. » [5]

Au contraire, la véri­ta­ble liberté sexuelle fait du désir et de la jouis­sance de chaque per­sonne une fin en soi et exclut les « non-dits », la simu­la­tion ainsi que les rap­ports de domi­na­tion. Les « tra­vailleu-se-r-s du sexe » qui récla­ment la règle­men­ta­ri­sa­tion de la pros­ti­tu­tion décla­rent sou­vent ne pas vendre leur corps mais un « ser­vice sexuel ». Ce « ser­vice » se tra­duit quoi qu’il en soit par une mise à dis­po­si­tion du corps. Une sorte de loca­tion, comme si le corps d’une per­sonne était un objet... un objet exté­rieur à elle-même. Et c’est à ce rap­port de cho­si­fi­ca­tion et de divi­sion avec leur propre corps que les per­son­nes pros­ti­tuées sont contrain­tes de se sou­met­tre pour satis­faire les exi­gen­ces de leur clien­tèle. Cette vision réduc­trice du corps devenu objet est bana­li­sée car pro­fon­dé­ment inté­grée dans les men­ta­li­tés. Ils influen­cent les prises de posi­tion des régle­men­ta­ris­tes et des légi­ti­mis­tes qui accu­sent les abo­li­tion­nis­tes de puri­ta­nisme. Il est pour­tant le fruit du condi­tion­ne­ment mental puri­tain qui consiste à vou­loir sépa­rer ce qui est sup­posé être « le corps » de ce qui est sup­posé être « l’esprit » en les pla­çant dans un rap­port hié­rar­chi­que. Puisque le corps est jugé « infé­rieur », il peut alors servir d’usten­sile, d’outil de tra­vail.

Cette divi­sion hié­rar­chi­que sert aussi de sup­port à l’exploi­ta­tion capi­ta­liste en géné­ral, qu’elle se tra­duise par le sala­riat où par n’importe quel autre forme de rap­port mar­chand. Cependant, dans la pros­ti­tu­tion ce ne sont pas seu­le­ment cer­tai­nes par­ties du corps qui sont uti­li­sées, mais le corps tout entier selon les envies du client qui, comme dans tous com­merce est « roi ». « Le pire, dans la pros­ti­tu­tion, c’est qu’on est obligé de vendre, non seu­le­ment son sexe, mais aussi son huma­nité. C’est ça le pire : ce qu’on vend, c’est sa dignité humaine. » [6]

Le mot « tra­vail » vient du latin « tri­pa­lium » qui dési­gnait un ins­tru­ment de tor­ture. Et jusqu’à main­te­nant, il a gardé son sens pre­mier : la souf­france, la péni­bi­lité, le tour­ment. Il inclut un sens sacri­fi­cielle et appar­tient à la morale reli­gieuse : « Tu tra­vaille­ras désor­mais à la sueur de ton front [...] » (La Genèse). D’ailleurs, le « Qui ne tra­vaille pas ne mange pas. » de St Paul fait écho à la morale capi­ta­liste et à ses consé­quen­ces désas­treu­ses. Pour vivre (ou sur­vi­vre) il fau­drait se sou­met­tre à l’obli­ga­tion de sacri­fier son temps et son corps, gâcher une partie plus ou moins impor­tante de sa vie et de sa santé dans la souf­france.

Avec le déve­lop­pe­ment de la bour­geoi­sie, le sens de ce mot s’est élargi à celle d’acti­vité mar­chande, l’ins­cri­vant ainsi dans la dimen­sion de l’échange qui induit la com­pé­ti­tion entre les indi­vi­dus et leurs iné­ga­li­tés économiques et socia­les. L’idéo­lo­gie du tra­vail s’impose et empri­sonne les per­son­nes dans cette obli­ga­tion du « don – contre don » qui sert de jus­ti­fi­ca­tion « indis­cu­ta­ble » à la domi­na­tion et à l’exploi­ta­tion. Par consé­quent, il n’est pas étonnant que le tra­vail soit une valeur d’extrême droite. A l’entrée du camps de concen­tra­tion d’Auschwitz il était écrit « Le tra­vail rend libre » et la devise du Maréchal Pétain était « Travail, Famille, Patrie ».

Pour que le tra­vail soit aboli, il fau­drait que les acti­vi­tés utiles soient dis­tri­buées et exer­cées dans une dyna­mi­que de par­tage et de gra­tuité qui prenne en compte les besoins et les désirs de chaque per­sonne, et non dans un main­tien des rap­ports mar­chands qui, eux, sont basés sur une logi­que d’échange.

D’autre part, par le biais de la por­no­gra­phie com­mer­ciale dite « pro­fes­sion­nelle », de la publi­cité sexiste et des dif­fé­ren­tes formes de pros­ti­tu­tions, le capi­ta­lisme a inté­rêt à faire passer la consom­ma­tion de sexe pour de la liberté sexuelle. Elene Vis, fon­da­trice de « l’école du sexe » au Pays-Bas déclare à ses élèves « Vous pouvez parler de tech­ni­ques de vente. Vous devez vous vendre et peu importe qu’il s’agisse de votre propre corps ou d’aspi­ra­teurs. Le prin­cipe est le même ». Vouloir qu’un acte sexuel puisse être un « ser­vice » rendu dans le cadre d’un échange revient à vou­loir défen­dre l’idée selon laquelle les per­son­nes domi­nées doi­vent « natu­rel­le­ment » s’abs­te­nir de recher­cher le plai­sir pour elles-mêmes. C’est vou­loir que la sexua­lité soit un pro­duit qui se vend plutôt qu’un plai­sir qui se par­tage. La pros­ti­tu­tion, c’est l’alié­na­tion de la sexua­lité au capi­ta­lisme !

Vouloir la créa­tion d’un statut pro­fes­sion­nel de « tra­vailleu-se-r-s du sexe » c’est reconnaî­tre une uti­lité sociale à la pros­ti­tu­tion, c’est adhé­rer à la morale puri­taine, à la mar­chan­di­sa­tion et au patriar­cat. La pros­ti­tu­tion ne repré­sente aucun danger pour le sys­tème. Au contraire, elle est à son ser­vice et le sert avec une effi­ca­cité redou­ta­ble lorsqu’elle se reven­di­que « libre­ment choi­sie ».

La loi Sarkozy contre le « raco­lage passif » cri­mi­na­lise les per­son­nes pros­ti­tuées les plus vul­né­ra­bles. L’écrasante majo­rité d’entre elles n’ont pas choisi de se pros­ti­tuer parce qu’elles en éprouvaient le désir, mais pour sur­vi­vre en espé­rant que cette situa­tion sera tem­po­raire. Pourtant ce n’est pas à elles que les médias capi­ta­lis­tes et machis­tes ont donné la parole au moment de la pro­mul­ga­tion de cette loi, mais à des com­mer­cia­les du sexe ultra mino­ri­tai­res qui s’ins­cri­vent dans une démar­che règle­men­ta­riste et/ou légi­ti­miste et non pas révo­lu­tion­naire, reven­di­quant le titre de « tra­vailleu-se-r-s du sexe ». Leur argu­ment cen­tral est que la pros­ti­tu­tion serait majo­ri­tai­re­ment un « choix pro­fes­sion­nel », et que son exis­tence serait une néces­sité.

C’est ce que pen­sent également les anti-fémi­nis­tes (comme par exem­ple Eric Zémmour), dont celles et ceux qui, comme Elizabeth Badinter, affi­chent une étiquette de « fémi­niste ». Le dis­cours de Christine Boutin et Chantal Brunel (dépu­tée UMP de Seine-et-Marne) est plus hypo­crite encore, car tout en admet­tant que la pros­ti­tu­tion est une vio­lence faite aux femmes, elles pré­co­ni­sent la réou­ver­ture des mai­sons closes.

On entend sou­vent « Si elles décla­rent que c’est un choix, où est le pro­blème ? ». D’une part elles sont ultra-mino­ri­tai­res à décla­rer que « c’est un choix » même si elles s’expri­ment au nom de toutes. D’autre part, qu’enten­dons-nous par « c’est un choix » ? Dans le cas d’un objet, « l’essence – c’est à dire l’ensem­ble des recet­tes et des qua­li­tés qui per­met­tent de le pro­duire et de le défi­nir – pré­cède l’exis­tence » (J-P Sartre). Le concept « table » pré­cède et condi­tionne la fabri­ca­tion de tables. A l’inverse, pour les humain-e-s, l’exis­tence pré­cède l’essence car aucune divi­nité n’est à l’ori­gine de notre « créa­tion ». « Il n’y a donc pas de nature humaine puisqu’il n’y a pas de dieu pour la conce­voir » (J-P Sartre). Nous exis­tons d’abord, nous nous défi­nis­sons ensuite par l’ensem­ble de nos actes. Chaque per­sonne est donc res­pon­sa­ble de ce qu’elle est, car elle n’est pas l’oppres­sion qu’elle subit ni l’un de ses actes isolé des autres. Elle est ce qu’elle choisi de faire et de dire dans les limi­tes de la marge de manœu­vre dont elle dis­pose qui dépend du contexte dans lequel elle se trouve. Elle est son propre projet, le fruit de ses choix, de ses choix uni­que­ment, et l’injus­tice dont elle est la cible ne la défi­nit abso­lu­ment pas. Être cons­cient-e-s nous oblige en per­ma­nence à faire des choix car nous n’avons pas d’ins­tinct pour nous dicter notre conduite.

La res­pon­sa­bi­lité que la condi­tion humaine nous confère peut être angois­sante, mais elle est aussi le signe de nos liber­tés poten­tiel­les. La plu­part des choix sont des choix par dépit, des choix stra­té­gi­ques de survie ou d’auto-des­truc­tion maté­rielle et/ou psy­chi­que, plus rare­ment, nous esti­mons avoir l’oppor­tu­nité de choi­sir par désir. Tout acte humain est donc le résul­tat d’un choix, mais ce choix est la plu­part du temps un consen­te­ment sans désir. Au sein des armées, il y a des indi­vi­dus qui y sont entrés volon­tai­re­ment, parce qu’ils adhè­rent à l’idéo­lo­gie mili­ta­riste. Il y a aussi des per­son­nes qui y sont entrées volon­tai­re­ment, mais sans désir ni convic­tion, parce qu’elles ne voyaient pas d’autre moyen pour sur­vi­vre. Et il y en a aussi qui sont enrô­lées de force, parmi elles cer­tai­nes font le choix de tenter une évasion et d’autres se sui­ci­dent.

On ne peut pas défen­dre la liberté sexuelle en se satis­fai­sant de la notion de consen­te­ment (qui d’ailleurs convient par­fai­te­ment à la jus­tice étatique dans de nom­breux cas de viols). Il est très fré­quent qu’une per­sonne consente à avoir une rela­tion sexuelle, non pas parce qu’elle en éprouve le désir mais parce qu’elle pense qu’elle le doit, ou estime ne pas pou­voir s’y sous­traire sans pren­dre de ris­ques qu’elle ne pour­rait sup­por­ter. Une passe, c’est un viol tarifé !

L’expres­sion « liberté de choix » avan­cée dans les dis­cours régle­men­ta­ris­tes sonne creux... Au tra­vers de son uti­li­sa­tion, il appa­raît une confu­sion entre la défi­ni­tion de la liberté dans la doc­trine libé­ra­liste et la défi­ni­tion de la liberté d’un point de vue anar­chiste. Pourtant, d’un côté on s’ins­crit dans un sys­tème de com­pé­ti­tions et de per­for­man­ces qui répar­tie les pos­si­bi­li­tés d’exer­cer le libre arbi­tre de manière iné­gale. De l’autre côté on estime que la véri­ta­ble liberté, celle pour laquelle on se bat, ne peut s’accom­plir que dans l’égalité économique et sociale incondi­tion­nelle. Il est évident que ces deux défi­ni­tions s’oppo­sent même si les « tra­vailleu-se-r-s du sexe » décla­rent choi­sir leur clien­tèle et pré­ten­dent aimer « le sexe ».

Mais il y a aussi des per­son­nes pros­ti­tuées qui choi­sis­sent de deman­der de l’aide aux ser­vi­ces sociaux et aux asso­cia­tions abo­li­tion­nis­tes pour trou­ver la force et les moyens de quit­ter la pros­ti­tu­tion. Je sup­pose qu’elles ont leurs rai­sons... leurs situa­tions sont com­pli­quées et elles sont très nom­breu­ses aux regard des moyens dont dis­po­sent ces ser­vi­ces sociaux et ces asso­cia­tions. En fai­sant l’apo­lo­gie de la pros­ti­tu­tion, les « tra­vailleu-se-r-s de sexe » font un choix idéo­lo­gi­que et poli­ti­que ultra-libé­ra­liste et non liber­taire, de la pro­pa­gande par l’acte contre la liberté sexuelle. « Une liberté qui ne s’emploie qu’à nier la liberté doit être niée », Simone de Beauvoir. Adhérer à leurs dis­cours n’est pas com­pa­ti­ble avec une quel­conque soli­da­rité a l’égard de l’écrasante majo­rité des per­son­nes pros­ti­tuées.

C’est facile de se pro­cla­mer « de gauche », voir « liber­taire » comme le font cer­tains indi­vi­dus favo­ra­bles à la pros­ti­tu­tion. Certains grou­pus­cu­les et partis d’extrême droite se pré­ten­dent bien anti-racis­tes et/ou fémi­nis­tes, eux aussi... C’est un moyen très effi­cace pour brouiller les pistes que de se vau­trer, avec une bonne rhé­to­ri­que, dans la mal­hon­nê­teté intel­lec­tuelle avec ou sans paillet­tes. Pour l’audi­toire, il peut appa­raî­tre plus confor­ta­ble de se blot­tir dans le voile ras­su­rant d’une néga­tion bien fice­lée. Il y a bon nombre de lâches et de cré­du­les avides de cli­chés nour­ris­sant leurs fan­tas­mes de domi­na­tion pour croire à des décla­ra­tions pro­fé­rées par des per­son­nes qui s’auto­pro­cla­ment repré­sen­ta­ti­ves parce qu’elles par­lent beau­coup plus fort que les autres. Par contre c’est très com­pli­qué, pour le plus grand nombre des per­son­nes pros­ti­tuées de faire enten­dre leur véri­ta­ble point de vue. Non seu­le­ment parce que les médias ne leur don­nent que très rare­ment la parole, mais aussi parce que dans la pros­ti­tu­tion le men­songe et la simu­la­tion sont obli­ga­toi­res, vis à vis de la clien­tèle avé­rées ou poten­tiel­les, des « col­lè­gues », et des proxé­nè­tes, c’est une ques­tion de survie.

Alors, entre l’écrasante majo­rité des per­son­nes pros­ti­tuées qui ne dis­po­sent pas de la marge de manœu­vre néces­saire pour s’expri­mer libre­ment, et les « tra­vailleu-se-r-s du sexe » qui uti­li­sent les médias pour vanter les méri­tes de la ser­vi­tude sexuelle volon­taire, il y a effec­ti­ve­ment une dif­fé­rence fon­da­men­tale.

Il est aber­rant de croire que qui­conque a la capa­cité de parler à la place, ou au nom de l’ensem­ble des per­son­nes pros­ti­tuées. Cela revien­drait à croire qu’elles ont toutes le même point de vue. C’est nier une grande part de ce qui fait leur condi­tion humaine, à savoir leurs sub­jec­ti­vité. Parmi les per­son­nes sans-papiers, il y en a qui se bat­tent pour la régu­la­ri­sa­tion de tout le monde et pour la liberté de cir­cu­la­tion incondi­tion­nelle. Il y a aussi des sans-papiers qui défen­dent la régu­la­ri­sa­tion au cas par cas, et même des per­son­nes régu­la­ri­sées qui exploi­tent des nouve-lles-aux sans-papiers. De nom­breu­ses per­son­nes sans-papiers sont iso­lées et épuisées par tout ce qu’elles sup­por­tent et esti­ment ne pas avoir la force de se battre dans une dimen­sion col­lec­tive. Il y a des femmes vic­ti­mes de vio­len­ces conju­ga­les qui se révol­tent, s’orga­ni­sent et/ou vont cher­cher de l’aide pour échapper à leurs oppres­seurs. D’autres croient avoir mérité les coups qu’elles ont reçu. Et cer­tai­nes pen­sent que lors­que cela arrive à la voi­sine, cette der­nière « l’a bien cher­ché ». Je pour­rais mul­ti­plier les exem­ples d’exploi­ta­tion, d’oppres­sions, d’alié­na­tions et de stig­ma­ti­sa­tions, on retrouve par­tout la même diver­sité d’opi­nions.

Quand on a la chance de pou­voir s’expri­mer libre­ment, il est plus hon­nête d’admet­tre sa propre sub­jec­ti­vité et de l’assu­mer. Ma sub­jec­ti­vité, quant à elle est influen­cée par l’idéo­lo­gie à laquelle j’adhère. Et elle me conduit à choi­sir mon « camp », du côté des per­son­nes pros­ti­tuées, et non de celui des « tra­vailleu-se-r-s du sexe ».

L’Etat fran­çais se pré­tend abo­li­tion­niste alors que sa poli­ti­que est un mélange de règle­men­ta­tion (pré­lè­ve­ment d’impôts sur les reve­nus des per­son­nes pros­ti­tuées, reconnues par le Trésor Public comme « Travailleurs indé­pen­dants », ce qui les condamne à une ren­ta­bi­lité accrue, par­ti­cipe à leurs fré­quents endet­te­ments et fait de l’Etat le pre­mier proxé­nète de France) et de pro­hi­bi­tion (lois contre le « raco­lage passif »). La confu­sion entre abo­li­tion­nisme et pro­hi­bi­tion­nisme est récur­rente dans les dis­cours des régle­men­ta­ris­tes. Le pro­hi­bi­tion­nisme, comme le régle­men­ta­risme décou­lent logi­que­ment de tout sys­tème étatique et/ou capi­ta­liste. Alors que l’abo­li­tion­nisme est la posi­tion la plus cohé­rente avec les valeurs fon­da­men­tale du com­mu­nisme liber­taire révo­lu­tion­naire.

Un des argu­ments du régle­men­ta­risme est basé sur la croyance en une amé­lio­ra­tion de la situa­tion sociale et sani­taire des per­son­nes pros­ti­tuées. En réa­lité, il leur impose un contrôle médi­cal accom­pa­gné d’une ins­crip­tion sur les regis­tres poli­ciers. Il fait le jeu des proxé­nè­tes qui béné­fi­cient d’une forte com­pli­cité de la part de la police. Et les per­son­nes pros­ti­tuées pré­fè­rent majo­ri­tai­re­ment la clan­des­ti­nité à ce fichage qui scelle leur ancrage dans la pros­ti­tu­tion.

Dans le cadre d’une régle­men­ta­ri­sa­tion com­plète de la pros­ti­tu­tion, il serait logi­que que le Pôle Emploi tente d’impo­ser aux chomeu-se-r-s en fin de droit des postes de « tra­vailleu-se-r-s du sexe » dans les mai­sons « ouver­tes » de C. Brunel. Les poli­ti­ques régle­men­ta­ris­tes et pro­hi­bi­tion­nis­tes sont pré­sen­tées comme oppo­sées, pour­tant leurs effets se res­sem­blent... Une des reven­di­ca­tions des asso­cia­tions de « tra­vailleu-se-r-s du sexe » est la légi­ti­ma­tion de la pros­ti­tu­tion. L’asso­cia­tion pari­sienne « LesPutes » par exem­ple, pro­po­sent la créa­tion d’écoles euro­péen­nes qui for­me­raient des « expert-e-s », c’est-à-dire des per­son­nes dont les com­pé­ten­ces sexuel­les seraient supé­rieu­res à celles des autres. Ceci ne pour­rait que ren­for­cer la pré­sence, déjà enva­his­sante, des notions de per­for­mance, de com­pé­ti­tion et de concur­rence dans la sexua­lité, ce qui cor­res­pond, là encore, à une concep­tion de la liberté sexuelle ultra-libé­ra­liste et non liber­taire.

Quelques « tra­vailleu-se-r-s du sexe » regroupé-e-s dans ces asso­cia­tions règle­men­ta­ris­tes et légi­ti­mis­tes s’insur­gent contre ce qu’elles nom­ment une « vic­ti­mi­sa­tion » de la part des abo­li­tion­nis­tes. Cependant, elles vic­ti­mi­sent volon­tiers leur clien­tèle, notam­ment avec des slo­gans comme « Touche pas à mon client ». Le statut de vic­time n’est pas une iden­tité dégra­dante mais le résul­tat d’une situa­tion injuste, et sa prise de cons­cience est néces­saire à la révolte et au désir de libé­ra­tion. Se reconnaî­tre et être reconnu-e comme vic­time est la pre­mière étape d’un pro­ces­sus qui va per­met­tre à la per­sonne de se recons­truire et de se libé­rer du sen­ti­ment de culpa­bi­lité induit par les humi­lia­tions. C’est aussi pour cela qu’il est impor­tant de s’oppo­ser à la véri­ta­ble vic­ti­mi­sa­tion, celle des cou­pa­bles que sont les pros­ti­tueurs, clien­tèle et proxé­nè­tes en tête. Car en vic­ti­mi­sant les cou­pa­bles on culpa­bi­lise les vic­ti­mes et on tombe dans une sorte de néga­tion­nisme. Très à la mode en ce moment, le rejet de la notion de vic­time résulte d’un nar­cis­sisme fondé sur l’admi­ra­tion de l’image du domi­nant. Et de fait, ce rejet est tota­le­ment anti-sub­ver­sif. En effet, s’il n’y a pas de vic­time, alors c’est qu’il n’y a pas d’injus­tice et aucune raison de com­bat­tre, ni même de cri­ti­quer ce « mer­veilleux » sys­tème. Les pro-pros­ti­tu­tion, « tra­vailleu-se-r-s du sexe » ou pas, nient la sor­dide réa­lité du vécu concret de l’écrasante majo­rité des per­son­nes pros­ti­tuées, de la traite de cen­tai­nes de mil­liers d’ humain-e-s dont cer­tain-e-s sont des enfants et des pro­fits finan­ciers qu’elle génère pour les proxé­nè­tes.

Lorsque le capi­ta­lisme, le puri­ta­nisme et le patriar­cat auront été abolis, la pros­ti­tu­tion sous toutes ses formes aura dis­paru !

Alors bat­tons nous pour de meilleurs droits pour tou-te-s, des droits incondi­tion­nels et non soumis au statut de « tra­vailleu-se-r du sexe » (ni même de tra­vailleuse-r de quel­que domaine que ce soit). Pour l’égalité économique et sociale !

Pour la sup­pres­sion des lois qui taxent, cri­mi­na­li­sent et empê­chent les per­son­nes pros­ti­tuées de s’échapper de la pros­ti­tu­tion !

Pour l’annu­la­tion totale des dettes qu’elles ont contrac­tées ! Pour une aug­men­ta­tion consé­quente des mon­tants de mini­mas sociaux, assor­tie de la sup­pres­sion de l’obli­ga­tion qui incombe aux béné­fi­ciai­res de « s’inser­rer pro­fes­sion­nel­le­ment » !

Pour une aug­men­ta­tion consé­quente des moyens attri­bués aux asso­cia­tions et ser­vi­ces sociaux abo­li­tion­nis­tes afin de pou­voir pro­po­ser à toutes les per­son­nes pros­ti­tuées un accom­pa­gne­ment social et un accès à des soins adap­tés.

Régularisaton dura­ble et sans condi­tion de tou-te-s les sans-papier ! Pour une véri­ta­ble liberté de cir­cu­la­tion et d’ins­tal­la­tion et l’accès aux même droits pour tou-te-s !

Pour une éducation sexuelle fondée sur la valeur ina­lié­na­ble de la sexua­lité de chaque per­sonne !

Mélusine Ciredutemps

Pour appro­fon­dir la réflexion :

- L’excel­lent roman auto­bio­gra­phi­que de Jeanne Cordelier « La Dérobade » (Phébus), qui raconte les quatre années de sa vie durant les­quel­les elle était pros­ti­tuée.

- « Anarchisme, fémi­nisme, contre le sys­tème pros­ti­tu­tion­nel » Hélène Hernandez et Elisabeth Claude (Editions du Monde Libertaire).

- « Femmes Libres » de Mary Nash (La pensée sau­vage) qui met en lumière l’orga­ni­sa­tion fémi­niste et anar­chiste espa­gnole « Mujeres Libres » de 1936 à 1939.

- « Planète sexe » de Franck Michel à propos du tou­risme sexuel et de ses liens avec les autres formes de pros­ti­tu­tion (Editions Homnisphères).

- L’arti­cle de Mona Chollet « Prostitution : les pièges du prag­ma­tisme », sur « péri­phé­rie.org » (malgré un désac­cord concer­nant le rap­port pros­ti­tu­tion­nel dans le mariage à l’époque où Simone de Beauvoir a écrit Le Deuxième Sexe).

- Le télé­film en deux par­ties du réa­li­sa­teur David Yates : « Sexe trafic ».

Note :

[1] Témoignage de J, ancienne prostituée, dans : La prostitution. Quatuor pour voix féminines de Kate Millett (Denoël Gonthier – collection femme)

[2] Simone de Beauvoir ’’Le deuxième sexe’’ Tome1

[3] Simone de Beauvoir ’’Le deuxième sexe’’ Tome2

[4] Témoignage de J, ancienne prostituée, dans : La prostitution. Quatuor pour voix féminines de Kate Millett (Denoël Gonthier – collection femme)

[5] Témoignage de J, ancienne prostituée, dans : La prostitution. Quatuor pour voix féminines de Kate Millett (Denoël Gonthier – collection femme)

[6] Témoignage de J, ancienne prostituée, dans : La prostitution. Quatuor pour voix féminines de Kate Millett (Denoël Gonthier – collection femme)

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